Christian HOHMANN

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Normalement

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Il y a des mots et des expressions que l’on ne supporte pas, qui déclenchent une espèce de réaction épidermique. En ce qui me concerne, c’est "normalement".

Combien de fois l’ai-je entendu ce "normalement", prononcé selon une gamme d’intonations, dont chaque nuance correspond à un usage.

Commençons par le "normalement-excuse", qui exprime le dépit de l’interlocuteur dont on vient de prendre le processus en défaut et qui vous assure que "normalement tout fonctionne bien" ou que "normalement ceci ne se produit pas".

Je suis donc "anormal" ou tout du moins atypique car je tombe aux dires de mes interlocuteurs précisément sur un événement statistiquement rarissime. Cette faculté se confirmant dans pratiquement toute visite d’entreprise, je pensais assurer ma fortune par les jeux de loterie. Hélas, après un nombre statistiquement significatifs d’essais, je me dois de considérer d’autres voies de faire fortune…

Le "normalement-excuse" se dit sur un ton penaud ou faussement outré selon la sincérité ou la roublardise de l’interlocuteur.

Le deuxième "normalement" insupportable est le "normalement incantatoire", pure tentative d’autosuggestion que tout ira pour le mieux puisque l’instruction a été donnée ou la procédure écrite. On croit ainsi pouvoir s’affranchir du suivi et de la vérification des actions puisque le fond (les instructions ou la procédure) obéit aux canons de la forme (la fiche d’instruction ou la procédure).

Autrement dit la loi a été exprimée selon les formes officielles, les exécutants n’ont plus qu’à l’appliquer.

Mes nombreuses observations me permettent d’affirmer qu'en appeler au grand Yakafokon ou jeter un fer à cheval par-dessus son épaule (solution comportant un risque d’accident non négligeable) a la même redoutable efficacité que cette invocation de la rigueur et de l’autodiscipline de mes frères humains.

Ce "normalement incantatoire" se décline selon sa variante technocratique, pure tentative d’autosuggestion que tout ira pour le mieux puisque tout a été pensé, évalué, calculé. La solution a été élaborée le plus souvent par un individu seul, derrière un écran d’ordinateur et loin du terrain, ce qui lui garantit à la fois une prise de recul inopportune, la non exhaustivité des hypothèses et la non participation des exécutants concernés.

Mes nombreuses observations me permettent d’affirmer que croiser les doigts ou jeter du sel par-dessus son épaule a la même redoutable efficacité que cette supplique adressée aux obscures divinités régissant le hasard et les aléas.

Voici maintenant le "normalement paratonnerre", qui se distingue du précédent énoncé avec une pointe d’anxiété trahissant un doute résiduel, par le ton assertif de l’affirmation assénée avec force et conviction. Il vaut démonstration que tout est sous contrôle car suivez bien le raisonnement ; si un phénomène non désiré devait se produire il appartiendrait fatalement au domaine du paranormal puisque ce qui appartient au "normal" a été prévu ! On serait donc malvenu de pointer la non-maitrise des forces occultes, l’exorcisme ne faisant pas partie des compétences ou du cursus de l’interlocuteur.

Abordons encore le "normalement" résigné, soupiré par un interlocuteur désabusé et souligné d’un haussement d’épaule ou tout autre geste signifiant une grande lassitude et le renoncement. Il dénonce le caractère tout à fait anormal de l’entreprise et de ses personnels, formant un bloc défiant la normalité. Dans cet univers parallèle, les règles régissant le monde "normal" ne s’appliquent pas ou peu ou différemment. L’adepte de ce "normalement" mou connaît les bonnes pratiques et règles du monde "normal" et se sent bien isolé, loin de l’idéal banalement normal. L’intensité de son soupir doit vous convaincre à la fois de la sincérité de son regret des écarts constatés et que l’immensité de la tâche pour ramener la situation à la "normale" dépasse ses modestes capacités, déjà bien érodées par ses tentatives antérieures.

Si.

Ce "normalement" soupiré vaut appel à l’aide, à la compassion et au dédouanement du soupirant. En gros : "prenez mon fardeau, plaignez ma condition et plaidez mon absolution".

Pour moi, toute phrase contenant un "normalement" dénote un certain renoncement, une résignation. La légèreté avec laquelle on l’emploie m’exaspère.

Je me contiens en me disant que normalement cela devrait bénéficier à mes affaires…

Je suis consultant.


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